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Grandes-entreprises-europeennes-et-brevets-logiciels
samedi 15 janvier 2005, par ,
Alors que les acteurs du logiciel libre et les petites et moyennes entreprises européennes se sont déjà mobilisés contre les dangers économiques que représentent les brevets logiciels, les grandes entreprises européennes laissent bien souvent s’exprimer sur le sujet la seule voix de leur département « Propriété intellectuelle ». Il est cependant intéressant d’analyser si elles aussi ont un quelconque intérêt économique à ce que la brevetabilité des logiciels devienne légale dans l’Union européenne.
Dangers pour toute entreprise
La figure ci-dessus représente une boutique web, utilisant des fonctionnalités classiques, employées dans la plupart des ventes en ligne : commande par téléphone portable, panier d’achats, onglets pour naviguer entre divers types d’articles, paiement par carte de crédit, cadeau à une tierce personne, envoi d’offres promotionnelles, affichage de résultats apparentés, etc.
Cependant cette simple boutique web enfreint au minimum une vingtaine de brevets d’ores et déjà accordés par l’Office européen des brevets. Ceci illustre parfaitement le « champ de mines » que représentent les brevets logiciels : impossible de mettre en place la moindre fonctionnalité de commerce électronique sans poser le pied sur un brevet logiciel susceptible de faire exploser l’ensemble de l’affaire.
Si cela pénalise au plus haut point les petites et moyennes entreprises, les grandes sociétés ne sont pas pour autant à l’abris. On pourrait toutefois penser que les moyens financiers de ces dernières leur permettent d’éviter le problème.
Elles peuvent certes s’acquitter des concessions de licence pour avoir le droit d’utiliser des technologies brevetées par des tiers. Mais d’une part, cela nécessite que le détenteur du brevet accepte de céder une telle licence, ce qu’il n’est nullement obligé de faire. D’autre part, dans les transactions concernant les concessions de licences de brevets, le coût de telles licences est souvent calculé proportionnellement au montant des ventes du produit implémentant la fonctionnalité sous licence.
Ainsi, une grande entreprise voulant mettre en place une boutique web, serait contrainte de payer un pourcentage des revenus générés par cette boutique aux détenteurs des brevets qu’elle met en œuvre. Généralement, ce pourcentage se situe aux alentours de 5%, ce qui serait tout à fait envisageable pour une grande entreprise si elle ne devait reverser ce même pourcentage à chaque propriétaire de brevet utilisé dans cette boutique. L’illustration précédente montre qu’il est très facile d’enfreindre une vingtaine de brevets dans un seul magasin en ligne. Ainsi, à partir de 20 * 5%, la boutique web cesse d’être profitable pour la grande entreprise.
Les entreprises européennes sont désavantagées dans les accords de licences croisées
Un autre moyen pour une grande entreprise de mettre en œuvre un produit malgré les brevets logiciels qui l’encombrent est de conclure avec les proriétaires de brevets des accords de licences croisées. Dans ce type d’accord, une entreprise donne le droit à une autre d’utiliser la fonctionnalité qu’elle a brevetée, en contrepartie de quoi la première peut implémenter les idées brevetées par la seconde.
La conséquence inhérente à ces accords de licences croisées est qu’un brevet isolé est rarement - pour ne pas dire jamais - défendable face à une entreprise possédant de multiples brevets de son côté.
Or, on peut déjà remarquer que sur les 22 brevets répertoriés dans la boutique web ci-dessus, seuls 18% sont détenus par des pays de l’Union européenne, contre près des trois quart appartenant à des pays extra-européens et 63% uniquement aux États-Unis.
Ceci est confirmé par les statistiques des brevets enregistrés à l’Office européen des brevets.
La grande majorité des brevets déposés à l’OEB sont détenus par des entreprises extra-européennes. Ainsi, même les grandes entreprises européennes sont en position très largement défavorable pour conclure des accords de licences croisées avec leurs concurrents des USA ou du Japon.
De plus, une légalisation des brevets logiciels dans l’Union européenne ouvrirait la porte aux détenteurs de brevets déposés aux USA. Alors que l’on estime à plus de 30 000 le nombre de brevets logiciels acceptés par l’OEB, son équivalent outre-atlantique — l’USPTO, United States Patent and Trademark Office — a déjà enregistré plus d’1 million de tels brevets. Les propriétaires de ce million de brevets logiciels états-uniens seraient alors prioritaires, selon les accords passés à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, pour enregistrer leurs brevets en Europe. La proportion de détenteurs de brevets logiciels à l’OEB pencherait encore plus drastiquement en défaveur des pays de l’Union européenne. Les quelques brevets logiciels appartenant à des grandes entreprises européennes n’auraient dans ce cas qu’une valeur bien symbolique par rapport à ceux de leurs homologues des USA.
Les grandes entreprises sont sans défense contre les « trolls »
On a vu se développer ces derniers temps un autre effet pervers des brevets logiciels qui touche les grandes entreprises, européennes ou non : ce que l’on appelle les « trolls » ou les « racketteurs de brevets ».
Il s’agit d’entreprises, généralement de taille réduite, voire même composées d’une seule personne, n’ayant pas d’autre activité que les affaires autour des droits de propriété intellectuelle. En d’autres termes, ces entreprises ont fait de la mise en application des brevets leur activité principale ou leur objectif d’affaires exclusif.
Face à une attaque pour infraction de brevets de la part d’une petite société produisant des logiciels, une grande entreprise peut toujours s’en tirer en concluant un accord de licences croisées. Mais lorsque l’assaillant est une entreprise qui ne produit que des plaintes judiciaires sur des brevets au lieu de véritables produits, la grande entreprise n’a rien à offrir en échange et doit s’incliner face à ce racket.
Un des plus célèbres exemples de société « troll » est Acacia Technologies Group, qui s’est fait connaître aux États-Unis non par sa capacité d’innovation, mais par sa faculté d’acquérir des brevets sur des concepts réputés publics afin de poursuivre les entreprises qui les exploitent innocemment.
C’est ainsi qu’avec ses brevets sur la transmission audio ou vidéo (streaming) sur divers supports, comme Internet, le câble, la télévision par satellite, la fibre optique et les systèmes sans fil, Acacia s’est tout d’abord attaqué à des sites pornographiques, proies faciles préférant s’acquitter d’une licence d’exploitation plutôt que de risquer des procès.
Mais Acacia ne s’est pas arrêté là, des sites universitaires faisant de la formation en ligne ont également été menacés. Et après s’être ainsi constitué un « trésor de guerre », la petite entreprise californienne a pu viser de plus gros « poissons » : des centaines de sociétés ont cédé à la pression et signé un accord de licence, comme Disney, Bloomberg, LodgeNet, qui diffuse de la vidéo dans les chambres d’hôtels ou encore le cablo-opérateur Liberty Media.
L’exemple d’Acacia n’est pas isolé. Eolas a fait les grands titres avec une première décision de justice qui condamnait Microsoft à verser environ 500 millions d’euros d’indemnités à cette entreprise composée d’une seule personne. Forgent a un petit commerce de publication de logiciels mais les 90% de ses revenus proviennent de l’application de brevets. Le brevet principal de Forgent concerne une technique qui est utilisée en rapport avec le format de fichier graphique JPG.
Cela donne évidemment des raisons de s’inquiéter sérieusement qu’il n’y ait une tendance irrésistible à l’industrialisation des bénéfices tirés des brevets. Ainsi, une menace toujours plus dangereuse est apparue dernièrement avec Intellectual Ventures, l’entreprise de Nathan Myhrvold, un ex-ingénieur de Microsoft, dont le modèle d’affaires est entièrement basé sur le commerce de brevets. Microsoft, Intel, Sony, Nokia, Apple, Google and eBay ont investi dans ce que l’on peut qualifier de « troll » géant. Et l’on peut s’attendre, pour que ces multinationales rentabilisent leur investissement, à ce qu’Intellectual Venture se lance dans une série de procès contre d’autres grandes firmes...
Conclusion
À moins de déposer des brevets logiciels de façon massive, les grandes entreprises européennes ont peu de chances d’obtenir un quelconque avantage par rapport à leurs homologues des États-Unis ou du Japon. De plus cela signifierait qu’elles devraient divertir drastiquement leurs investissements au détriment de leurs productions traditionnelles.
En Europe, ces grandes entreprises sont encore protégées des attaques des « racketteurs de brevets », puisque l’interdiction des brevets logiciels par le droit positif européen, rend inapplicables tous ceux acceptés, en dépit de la loi, par l’Office européen des brevets. Et pour la même raison, les entreprises européennes peuvent encore entrer dans une compétition loyale avec leurs concurrents internationaux, en se basant principalement sur leur capacité d’innovation et sur les atouts traditionnels du commerce, sans se préoccuper des moyens anti-concurrentiels que fournissent artificiellement les énormes portefeuilles de brevets logiciels des firmes états-uniennes ou japonaises.
Les grandes entreprises européennes auraient donc tout intérêt à se mobiliser pour que la législation de l’Union européenne interdise clairement les brevets sur les logiciels et les méthodes d’affaires.
Quelques citations
– Alcatel, rapport annuel sur l’activité pour l’année fiscale 2001
Comme les autres sociétés opérant dans l’industrie des télécommunications, nous avons de fréquents litiges concernant les brevets et autres droits de propriété intellectuelle. Des tiers ont prétendu à notre encontre, et pourront prétendre à l’avenir, que nous enfreignions leurs droits de propriété intellectuelle. Se défendre contre ces plaintes peut coûter cher et détourner les efforts de nos personnels techniques et de gestion. Si nous ne réussissons pas à nous défendre contre ces plaintes, nous pourrions être obligés de dépenser des sommes considérables pour développer une technologie qui n’enfreindrait pas de brevets ou pour obtenir des licences de la technologie objet du litige. De plus, les tierces parties pourraient essayer de s’approprier des informations confidentielles et des technologies et procédés commerciaux propriétaires utilisés dans nos sociétés, ce dont nous ne pourrions nous prémunir.
Cela nuira à nos sociétés et nos résultats d’opérations si nous ne sommes pas capables d’obtenir des licences pour des technologies tierces dans des termes raisonnables.
Nous demeurons dépendants en partie de la cession de licence de la tierce partie qui nous permette d’utiliser la technologie tierce pour développer et produire nos produits. Cependant, nous ne pouvons pas être certains que de telles licences seront disponibles pour nous dans des termes commerciaux raisonnables ou disponibles tout court.
– Robert Barr, CISCO lors d’une audition de la Federal Trade Commission (2002)
Ce que j’observe, c’est que les brevets n’ont pas été un bon moyen pour stimuler l’innovation chez Cisco. La compétition en a été le moteur ; apporter de nouveaux produits sur le marché de façon opportune est décisif. Tout ce que nous avons fait pour créer de nouveaux produits aurait été fait même si nous n’avions pas obtenu de brevets sur les innovations et les inventions contenues dans ces produits. Je le sais car personne ne m’a jamais demandé « pouvons-nous breveter cela ? » avant de décider s’il fallait investir du temps et des ressources dans le développement d’un produit.
[...]
Le temps et l’argent que nous dépensons en montant des dossiers de brevets, en poursuites judiciaires, en maintenance, en litige et en droits d’usage serait mieux dépensé en recherche et développement de produits conduisant à plus d’innovation. Mais nous remplissons des dossiers de centaines de brevets chaque année pour des raisons sans rapport avec la promotion ou la protection de l’innovation.
[...]
De plus, entasser les brevets ne résout pas vraiment le problème de violation non intentionnelle de brevet dans le développement indépendant. Si nous sommes accusés de violation de brevet par son détenteur, qui ne fabrique ou ne vend pas les produits, ou qui vend dans des volumes largement moindres que les nôtres, nos brevets n’ont pas une valeur suffisante aux yeux de l’autre partie pour le décourager d’une poursuite judiciaire ou pour réduire la somme d’argent demandée par l’autre société. Donc, plutôt que de récompenser l’innovation, le système de brevets pénalise les sociétés innovantes qui réussissent à apporter de nouveaux produits sur le marché et il subventionne ou récompense ceux qui n’ont pas réussi à le faire.
– Note officielle d’Oracle Corporation sur sa politique concernant les brevets (1994)
Oracle Corporation s’oppose à la brevetabilité logicielle. La société pense que la loi existante sur les droits d’auteurs et les protections disponibles sur le secret commercial, par rapport à la loi sur les brevets, sont mieux adaptés à la protection des développements de logiciels pour ordinateur.
[...]
Oracle est forcé de canaliser une portion significative de ses ressources financières dans la protection de ses biens par des brevets, au lieu d’utiliser ces ressources pour améliorer et étendre encore plus ses produits logiciels.
Références supplémentaires
– Boutique web européenne brevetée
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=92.
– Brevets sur les stratégies fiscales
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=91.
– La FAQ de la FFII France
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=93.
– Lectures documentaires
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=23
– vote-du-bundestag-26nov2020
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=59.
– TRIPS favorise-t-il l’innovation ?
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=94.
– Pourquoi le Parlement européen ne s’est pas satisfait des garde-fous de la Commission sur l’interopérabilité ?
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=95.
– Des brevets logiciels
http://www.ffii.fr/article.php3?id_article=90, notamment :
- l’étude de James Bessen et Robert M. Hunt ;
- le rapport de Deutsche Bank Research ;
- l’avis du Comité économique et social ;
- le livre du National Research Council The Digital Dilemma : Intellectual Property in the Information Age ;
- le rapport de la Federal Trade Commission ; et
- le rapport de PricewaterhouseCoopers.